6
Aeron ruminait de sombres pensées. Tout le monde s’était ligué contre lui pour le rendre fou. C’était tout de même un peu fort.
Ses compagnons l’avaient mis à la porte du château et Colère hurlait pour qu’il y retourne. Qu’il y retourne. Qu’il retourne près d’Olivia. Un ange qu’ils auraient dû tous deux haïr et mépriser.
Seulement, voilà, Olivia avait un charme irrésistible.
Ce matin, quand il avait compris en se réveillant qu’elle était enfin rétablie, le désir qu’elle lui inspirait et qu’il avait nié trois jours durant avait explosé. Et depuis, ce désir refusait de s’éteindre. Surtout quand il la revoyait tombant à bas du lit, avec sa tunique retroussée jusqu’à la taille, et sa culotte…
Il avait réussi à se contenir, il se demandait encore comment.
Sans doute s’était-il souvenu de la voix de Lysander, l’ange qui s’était manifesté pour apporter la guérison à Olivia, celui qui ne voulait que son bonheur.
Et qui lui avait interdit de la souiller.
Il préférait ne pas exciter la colère de Lysander. Les Seigneurs de l’Ombre ne craignaient pas de combattre les chasseurs. Mais s’ils devaient, en plus, lutter contre une armée angélique…
Il s’était donc retenu de déchirer la culotte d’Olivia avec ses dents et il avait quitté le lit d’un bond, sans la caresser ni l’embrasser. Une douche froide l’avait calmé, et il s’était persuadé qu’il devait se débarrasser d’elle. Il avait même réussi à oublier l’érection qui se dressait entre ses jambes quand elle s’était trémoussée sur ses genoux, tout en se gavant de fruits avec une volupté indécente.
Pendant que Colère ronronnait de plaisir.
— Je préférais quand tu te manifestais uniquement pour punir les mortels, murmura-t-il à l’intention de son démon.
Un ricanement lui répondit. Au moins, Colère avait cessé de se plaindre et de réclamer Olivia.
Aeron se frotta le visage, si fort que ses mains calleuses lui râpèrent la peau. Il s’était réfugié en ville, dans l’appartement de Gilly, la jeune amie de Danika. Après avoir vécu quelque temps dans un studio, Gilly avait choisi un trois pièces dans les beaux quartiers. Torin l’avait truffé de caméras de surveillance, pour la protéger, au cas où les chasseurs auraient découvert ses liens avec eux. Gilly était une jeune femme innocente qui avait eu une enfance troublée, mais les chasseurs ne se seraient pas gênés pour l’utiliser et la torturer.
En ce moment, elle était en cours, à l’université. Elle avait préféré vivre seule. Loin d’eux. Aeron la comprenait. Gilly n’avait que dix-sept ans, mais elle avait eu la vie dure et elle se débrouillait seule depuis des années. Elle avait donc refusé la chambre qu’ils lui avaient proposée au château.
Finalement, ce n’était pas plus mal. Ça leur faisait un pied-à-terre en ville, qui lui rendait bien service aujourd’hui.
Il se plaça au centre du salon. Il avait poussé le canapé et les fauteuils pour tracer un cercle de sucre et de sel. Il s’apprêtait à accomplir le rituel capable de contraindre Legion à apparaître devant lui.
Il ouvrit grand les bras et prononça l’incantation destinée à faire venir Légion – une phrase mêlant plusieurs langues et l’interpellant par son nom, puis par son numéro et son titre aux enfers : Legion, cent soixantième démon des Croisés Noirs de l’Envie et du Désir.
— Je t’ordonne d’apparaître devant moi, à l’instant même, acheva-t-il.
Il n’y eut pas d’éclair et le temps ne s’arrêta pas, comme lorsque Cronos se montrait. Legion se matérialisa au centre du cercle, sans un bruit. Tout simplement.
Elle se laissa tomber, haletante, les écailles ruisselantes de sueur.
— Legion…, murmura Aeron en se précipitant vers elle.
Il se baissa pour la prendre dans ses bras, en prenant garde que pas un grain de sucre ou de sel ne l’effleure, car il savait que cela l’aurait brûlée.
Satisfait, Colère se remit à ronronner.
Legion se réfugia contre lui.
— Aeron… Mon Aeron.
Aeron ne put s’empêcher de penser à Olivia et à la manière dont elle aussi se pelotonnait dans ses bras. La douce Olivia, qu’il avait abandonnée aux mains d’une harpie complètement cinglée et dotée d’un humour pervers, et de Cameo, une tueuse à la voix déprimante. Il préféra ne pas songer qu’elle se trouvait aussi avec Paris et William, deux obsédés sexuels, sans quoi il aurait détruit l’appartement de Gilly dans un accès de rage. De rage, pas de jalousie. Il ne fallait pas confondre. S’ils osaient toucher à l’ange, ils s’attireraient les foudres de Lysander et c’était cela, et pas l’idée qu’Olivia pouvait succomber à leur charme, qui le rendait furieux.
Mais, après tout, le mur de Gilly serait plus intéressant avec quelques trous, et il se sentait prêt à lui rendre service en décorant son appartement.
Il s’inquiétait de plus en plus. Olivia ne se sentait pas à l’aise avec les occupants du château – à part lui –, et elle était peut-être en ce moment recroquevillée dans un coin, en train de pleurer et de prier pour qu’il revienne.
Et la chambre d’amis de Gilly lui aurait paru plus agréable s’il l’avait partagée avec quelqu’un.
Il faut t’endurcir. Tu as dit à Paris que tu serais capable de tout endurer, tu t’en souviens ? Peu importait qu’Olivia aille bien ou mal. Peu importait qu’elle pleure. Il ne devait pas s’en inquiéter. Au contraire, si elle ne se plaisait pas au château, elle n’en partirait que plus vite et il pourrait rentrer chez lui.
Legion comptait plus pour lui qu’Olivia. Il adorait les enfants et avait toujours rêvé d’en avoir un. Il se l’était interdit pour ne pas avoir à pleurer sa mort.
Avec Legion, il ne risquait rien. Elle vivrait toujours.
— Que se passe-t-il, mon petit cœur ? demanda-t-il en la portant jusqu’au canapé.
Il se laissa tomber sur les coussins. La pauvre Legion empestait encore le soufre, et Colère poussa un soupir nostalgique. L’enfer lui manquait. Autrefois, il l’avait haï, mais à présent qu’il avait vécu dans la boîte de Pandore, l’enfer lui faisait l’effet d’un paradis.
— On m’a pourchasssssée, gémit-elle.
Elle frotta contre les pectoraux de son père adoptif une joue couverte d’écailles râpeuses et se mit à ronronner.
— Je me sssssuis ssssauvée de jussssstessssse.
Avec sa langue fourchue, elle sifflait longuement les s, et ce petit défaut de prononciation attendrissait Aeron plus que tout. Elle avait demandé à travailler sa grammaire et il était fier de ses progrès, mais pour les s, il n’y avait rien à faire.
— Tu es près de moi, à présent. Tu ne risques plus rien.
Il caressa gentiment les deux charmantes petites cornes qui surmontaient son crâne parce qu’il savait qu’elle adorait ça.
— Tu ne seras plus obligée de retourner là-bas.
— Tu as tué l’ange qui te surveillait ?
— Pas exactement, répondit-il prudemment.
Il préférait pour le moment ne pas entrer dans les détails.
Ils restèrent immobiles et silencieux quelques minutes, avec lui qui la serrait dans ses bras, tandis qu’elle reprenait son souffle. Elle finit par s’apaiser et ses écailles devinrent moins brûlantes. Elle se redressa et balaya du regard ce qui l’entourait.
— Cccce n’est pas le château, murmura-t-elle, visiblement inquiète.
Il observa la pièce avec un œil neuf, en tentant d’imaginer les impressions de la petite Legion. Les meubles colorés illustraient les nuances de l’arc-en-ciel – rouge, bleu, vert, mauve, rose. Un tapis fleuri recouvrait le plancher de bois. Des tableaux offerts par Danika et représentant des scènes du paradis ornaient les murs.
— Nous sommes chez Gilly, expliqua-t-il.
— C’est joli, murmura-t-elle avec un mélange de crainte et d’admiration.
Il était toujours surpris par sa délicatesse si féminine. Sans doute ne se plaisait-elle pas dans sa chambre du château, trop masculine. Il se promit de lui attribuer une chambre à elle dès qu’ils rentreraient.
— Je suis ravi que tu aimes, parce que nous allons y séjourner un certain temps.
— Pourquoi ? protesta-t-elle d’un ton furieux. Tu t’es insssstallé avec Gilly ? Elle est ta… ? Elle t’aime ?
— Mais non, voyons, qu’est-ce que tu vas chercher ?
Elle se détendit aussitôt.
— Alors, je veux retourner au château. Je préfère.
Moi aussi, je préférerais.
— C’est impossible. L’ange y habite.
— Elle y habite ? Et elle nous chasse ? Mais pourquoi ?
Sa colère était revenue d’un seul coup.
— Elle va aider les autres à combattre les chasseurs.
— Non ! Moi ausssssi, je peux aider.
— Je sais, ma chérie. Je sais.
Legion était petite, mais féroce, et tuer était pour elle un jeu. Aeron tenait pourtant à ce qu’elle savoure auprès de lui une paix bien méritée. En enfer, les démons l’avaient persécutée à cause de sa sensiblerie et de sa naïveté. Il refusait de l’entraîner dans la lutte sans merci qui les opposait aux chasseurs.
Il tenait trop à elle.
— Ici, au moins, nous sommes tranquilles, dit-il pour l’apaiser.
— Très bien, nous resssterons icccci. Mais j’aiderai tout de même. Plussss que cet ange maudit.
Il comprit qu’il valait mieux ne pas insister, afin de ne pas la contrarier.
— Tu veux jouer ? proposa-t-il pour changer de conversation.
Elle se redressa aussitôt, le sourire aux lèvres, et s’enroula autour de son cou comme un serpent.
— Oui, oui, oui.
Elle était comme une enfant, toujours prête à jouer.
— À toi de choisir, dit-il en riant.
Il leva le bras pour lui flatter le crâne, et ses yeux tombèrent sur un centimètre carré de son poignet qui n’était pas tatoué. Il songea aussitôt qu’il aurait eu la place d’y inscrire un serpent, en l’honneur de Legion, et se promit de le faire dès que possible. Ce tatouage serait le premier à évoquer un épisode positif de sa vie.
Et cette idée lui fit du bien.
— Je veux jouer à…
Elle fit la moue et prit le temps de réfléchir.
— Ssssi on jouait à « Pas de vêtements » ?
Jeu qui aurait pu s’appeler également « Déchirons les vêtements d’Aeron ».
— Franchement, j’aimerais mieux autre chose. « L’esthéticienne », par exemple. Tu pourrais me faire les ongles, comme la semaine dernière.
— Oh, oui ! approuva Legion en battant des mains de plaisir. Je vais chercher le nécessssaire à manucure de Gilly.
Elle se leva et fila en trottinant vers la porte.
— La chambre de Gilly se trouve tout au bout du couloir, lui cria Aeron.
Il songea qu’il aurait dû être en train de patrouiller en ville, pour vérifier qu’il n’y avait pas de chasseurs et chercher la fille des ténèbres. Mais après ce qu’elle venait de vivre en enfer, Legion avait besoin de se détendre ; il pouvait lui consacrer une heure ou deux. Il lui devait bien ça. Les chasseurs attendraient. La fille aussi.
Il lui devait bien ça… Il poussa un juron. À Paris aussi, il devait quelque chose. Il s’était promis de l’aider et de le soutenir quoi qu’il arrive.
Pourtant, depuis que l’ange était entré dans sa vie, il ne s’occupait plus guère de Paris. Il s’était tout bonnement débarrassé de lui en le confiant à Lucien. Il soupira. De honte. Il n’avait même pas cherché à savoir comment ça s’était passé. Lucien avait emmené Paris en ville, mais cela ne signifiait pas que ce dernier avait trouvé une femelle.
Il avait copulé avec Kaia, l’autre nuit, et ça lui avait redonné des forces, mais pour combien de temps ? Ce matin, il n’avait cessé de sourire, mais il lui avait paru fatigué. Et chez un guerrier immortel, la fatigue, Aeron le savait bien, annonçait des troubles plus importants.
Il était prêt à parier que Paris n’avait pas eu de femelles depuis Kaia.
Legion revint dans le salon avec un petit nécessaire mauve, le sourire aux lèvres.
— Je vais te faire des ongles arc-en-cccciel, annonça-t-elle en jubilant.
Arc-en-ciel… Ça ne pouvait pas être plus ridicule que le rose bonbon de l’autre fois. Seulement, il avait changé d’avis.
— Je suis désolé, mon bébé, dit-il. Mais je ne peux pas jouer. Je viens de me souvenir que j’ai oublié quelque chose d’important au château. Malheureusement, tu ne peux pas m’accompagner et je vais te demander de m’attendre ici.
De saisissement, Legion lâcha le nécessaire.
— Non ! protesta-t-elle.
— Je ne serai pas longtemps absent, je te le promets.
— Non ! Tu m’as convoquée. Tu as dit que tu voulais jouer !
Il prit le parti de poursuivre comme si elle n’avait rien dit.
— Si Gilly rentre avant moi, n’essaie pas de jouer avec elle. Tu as compris ?
Une mortelle n’aurait pas survécu aux jeux de Legion.
— Je fais ce que j’ai à faire et je reviens. Sois gentille.
Legion avança vers lui et posa ses mains à plat sur son torse. Ses griffes s’enfoncèrent dans sa peau, y creusant des rigoles de sang.
— Je viens avec toi, insista-t-elle.
— Mais tu ne peux pas, ma chérie. Sois raisonnable.
Il se baissa vers elle pour la gratter derrière les oreilles.
— L’ange est là-bas, ne l’oublie pas. Elle a perdu ses ailes et elle n’est plus invisible, mais ça ne la rend pas moins dangereuse pour toi. Elle…
Legion sauta sur ses genoux et posa sur lui le regard éperdu de ses grands yeux.
— Elle a perdu ssssses ailes ?
— Oui.
— Elle a été chassssssée du paradis ?
— Oui.
Elle battit des mains d’un air excité.
— J’avais entendu parler d’un ange déchu, mais je ne ssssavais pas que cccc’était elle. Ssssi j’avais sssssu, j’aurais aidé à la torturer. Je peux m’en occuper, sssssi tu veux. Je peux la tuer.
— Non, répliqua Aeron, d’un ton un peu plus fervent qu’il n’aurait voulu.
Colère manifesta, lui aussi, son mécontentement en grognant. Il ne voulait pas que l’on touche à Olivia.
Pourquoi s’était-il pris d’affection pour elle ?
Tu réfléchiras plus tard à la question.
Aeron saisit Legion par le menton.
— Concentre-toi sur moi, ma chérie… Très bien… À présent, écoute… Tu ne peux pas attaquer l’ange pour le moment.
Legion battit des paupières.
— Je peux. Je sssssuis forte.
— Tu es forte, oui, je n’en doute pas. Mais je ne veux pas que tu t’attaques à elle. On l’avait envoyée me tuer, mais elle ne l’a pas fait.
Non seulement elle ne l’avait pas tué, mais elle avait tout abandonné pour lui.
Pour la millième fois, il se demanda pourquoi. Il se renfrognait chaque fois qu’elle évoquait ce sacrifice, mais il était à la fois fasciné et ému par son geste. Il se sentait une dette envers elle.
Elle le connaissait à peine et elle avait pourtant jugé qu’il méritait d’être épargné. Mais qu’est-ce qu’elle lui trouvait donc ? Aux yeux d’un ange, un être parfait et pétri de bonté, il aurait dû passer pour un monstre.
— Où veux-tu en venir ? insista Legion tandis qu’il se taisait.
— Pour la remercier de ce geste, nous devons nous montrer gentils avec elle.
— Quoi ? Gentils avec l’ange ? Non ! Pas quesssstion !
Elle était sur le point de piquer une crise. S’il ne l’avait pas tenue dans ses bras, elle aurait probablement tapé du pied.
— Je lui ferai du mal ssssi çççça me plaît.
— Legion ! gronda Aeron en usant du ton autoritaire qui suffisait d’ordinaire à impressionner sa petite protégée. Je ne te demande pas ton avis. Tu vas m’obéir et laisser cet ange tranquille.
Elle se renfrogna et glissa de ses bras pour arpenter le tapis devant lui.
— Sssssi tu me demandes d’être gentille avec elle, cccc’est que tu la conssssidères comme une amie. Tu n’es tout de même pas ami avec un ange ?
Comprenant qu’elle était hors d’elle, Aeron ne prit pas la peine de lui répondre. Il décida de la laisser tempêter, jusqu’à ce qu’elle se lasse.
— Elle est jolie ? demanda brusquement Legion en affichant l’air de quelqu’un qui vient de comprendre. Je parie qu’elle est jolie.
De nouveau, Aeron demeura silencieux. Legion voulait la première place dans sa vie. Comme tous les enfants uniques, elle n’appréciait pas qu’il s’intéresse à quelqu’un d’autre qu’elle.
— Elle te plaît, conclut-elle d’un ton accusateur.
Cette fois, il ne la laissa pas dire.
— Tu te trompes, protesta-t-il.
Mais sa voix trahissait le doute. Durant les trois nuits où il avait veillé sur Olivia, il avait apprécié de la sentir tout contre lui. Ce matin, quand elle s’était installée sur ses genoux au moment du petit déjeuner, cela ne l’avait pas le moins du monde dérangé, bien au contraire. Il aimait sentir son odeur de ciel. Il aimait la douceur de sa peau. Il aimait la pureté de son regard. Il aimait sa gentillesse et sa détermination.
Et, plus que tout, il aimait ce regard qu’elle posait sur lui. Un regard qui montrait qu’elle le considérait à la fois comme son sauveur et comme un dangereux séducteur.
— Elle te plaît ! répéta Legion, cette fois en hurlant.
— Legion… Ce n’est pas parce que je m’intéresse à une femme que je t’en aime moins. Tu es mon bébé et ça ne changera jamais.
Elle poussa un hurlement de rage et découvrit des canines dégoulinantes de venin.
— Non ! Tu n’as pas le droit ! Je ne ssssuis pas un bébé ! Je ne veux pas. Je vais la tuer.
Et sur ce, elle se volatilisa.
***
— Alors, qu’en penses-tu ? demanda Kaia.
Olivia tourna gauchement sur elle-même pour contempler l’image que lui renvoyait la psyché. Elle portait de longues cuissardes en cuir noir, une jupe courte qui lui couvrait tout juste les fesses, un petit haut à bretelles d’un bleu vif, un string en dentelles qui dépassait de sa jupe au niveau de la taille. Une tenue plus qu’osée… Jamais encore elle ne s’était à ce point dénudée, pas même quand elle était seule. Elle n’en avait jamais éprouvé le besoin.
Et pourtant, c’était bien elle qui avait demandé à Kaia de l’aider à se mettre en valeur. Dès qu’Aeron avait quitté le château.
— Je vois ! s’était exclamée la harpie. Tu veux que je te déguise en pute.
Paris et William, qui assistaient à la scène, avaient gémi de convoitise. Paris avait chantonné : « Elle avait des bottes, elle avait des bottes, elle avait pas de culotte », avant de quitter la pièce. William avait exprimé le désir de rester pour « mettre la main à la pâte », mais Kaia l’avait menacé de lui arracher les testicules pour s’en faire des boucles d’oreilles. Il n’avait pas insisté.
Ensuite, Kaia s’était tournée vers Olivia pour poser sur elle un regard coquin.
— Tu voudrais qu’Aeron se rende compte qu’il commet une erreur en te repoussant, c’est ça ?
— Oui.
Elle avait aussi voulu effacer son image d’ange trop sage et se débarrasser de sa peur en quittant sa tunique angélique. Et puis elle s’était dit que des vêtements de femme, des vrais, l’aideraient à entrer dans la peau d’un personnage plein de confiance et d’agressivité.
Le miroir lui confirma qu’elle ne s’était pas trompée.
— Ça me plaît, approuva-t-elle en souriant.
L’Olivia du miroir avait vraiment l’air d’une mortelle. Et, surtout, elle paraissait radieuse.
Je suis forte et belle.
Que penserait Aeron de cette transformation ? Durant les semaines où elle l’avait observé en secret, elle ne l’avait pas surpris une seule fois à s’intéresser à une femme. Elle ne savait donc pas quel genre de femme lui plaisait.
Tant pis… Il allait devoir la prendre telle qu’elle était.
Tu lui plairas. C’est certain.
Elle apprécia au passage le plaisir de se sentir sûre d’elle.
— Aucun homme ne pourrait te résister, tu peux me croire, commenta Kaia.
La rousse harpie s’était donné du mal. Elle avait passé plus d’une heure à farfouiller dans ses vêtements pour trouver la tenue la plus adéquate.
— J’ai volé ces vêtements dans une petite boutique de la ville, précisa-t-elle fièrement.
Volés ?
— Tu n’as pas payé ces vêtements ?
— Bien sûr que non.
— Tu les as vraiment volés ? insista Olivia, comme si la réponse de Kaia laissait place au doute.
Bizarrement, au lieu d’être outrée de porter des vêtements volés, elle se sentit encore plus désirable. Elle se demanda si elle subissait déjà l’influence négative des démons, et songea à envoyer anonymement de l’argent à la boutique en question.
— Assieds-toi, ordonna Kaia en désignant du menton le siège placé devant la coiffeuse.
Cameo, qui avait été autorisée à assister à l’opération, poussa un gémissement.
— Vous n’avez pas encore terminé ?
Elle alla s’asseoir sur le lit, résignée à attendre la fin de la session.
— J’ai tant de questions à poser à Olivia…, soupira-t-elle.
Kaia haussa les épaules.
— Tu peux l’interroger pendant que je la maquille, rétorqua-t-elle en désignant à Olivia un fauteuil rembourré.
Olivia obéit et Kaia vint s’accroupir devant elle, tout en ramassant sur la commode un pinceau à paupières et du fard couleur bleu azur. Olivia ne s’était jamais maquillée, et elle se demanda si elle n’aurait pas préféré quelque chose de plus discret, mais elle décida de faire confiance à Kaia. Elle était là pour profiter des expériences que le monde avait à offrir. Pas de demi-mesures.
— Ferme les yeux, ordonna Kaia.
Olivia sentit le pinceau lui chatouiller délicatement les paupières.
— Tu peux y aller, Cameo, reprit Kaia.
Cameo ne se fit pas prier.
— Tu disais savoir où vivent les autres immortels possédés par les démons de la boîte de Pandore, commença-t-elle.
— Oui, répondit tranquillement Olivia.
Cette fois non plus, le ciel ne parut pas s’offenser de ce qu’elle collabore avec les démons et ne déversa pas sur elle sa colère.
— La nuit où tu es arrivée au château, Aeron a rencontré en ville une étrange fille. Elle se déplaçait dans les ténèbres, entourée d’ombres qui hurlaient. Tu vois de qui il pourrait s’agir ?
Olivia acquiesça en silence.
— Reste tranquille, recommanda Kaia. Tu as bougé, j’en ai trop mis. Remarque, j’aime bien ce style un peu chargé. Mais ça m’étonnerait que ça plaise à Aeron.
— Désolée, dit Olivia en se raidissant. Tu parles sûrement de Scarlet, fille de Rhéa. Au cas où tu l’ignorerais, Rhéa s’est autoproclamée « Grande mère », mère de tous et de tous les dieux. C’est l’épouse de Cronos et c’est aussi une femme aigrie, pas besoin de vous expliquer pourquoi.
— Quoi ? s’exclama Cameo. La femme des ténèbres est la fille du roi des Titans ?
— Cronos n’est pas son père. Rhéa a fauté avec un guerrier myrmidon, à l’époque où ça n’allait pas entre elle et Cronos.
— Et pourquoi est-ce que ça n’allait pas ? intervint Kaia.
— Cronos voulait emprisonner leurs enfants, ceux que l’on a appelés ensuite les dieux grecs, à cause d’une prédiction annonçant qu’ils devaient un jour lui ravir le pouvoir. Rhéa lui avait demandé de se contenter de les bannir de l’Olympe et de les condamner à vivre sur Terre. Mais Cronos est un vieux têtu et il les a fait enfermer à Tartarus.
Cameo se racla la gorge avant de poursuivre.
— Et cette Scarlet, elle a été conçue à quelle époque ?
Cette voix larmoyante… Le cœur d’Olivia saignait à chaque mot prononcé par l’immortelle.
— Rhéa s’est liée avec le myrmidon quand elle cherchait un moyen de faire sortir les Grecs de Tartarus. Son amant l’a aidée à mettre son plan en action et il l’a payé de sa vie. Quoi qu’il en soit, les Grecs, une fois libérés, ont détrôné Cronos. Rhéa aurait voulu régner auprès d’eux, mais Zeus a eu peur qu’elle ne soit prise de remords et qu’elle ne tente d’aider son époux. Il l’a emprisonnée avec lui. Scarlet est donc née en prison et elle y a passé son enfance.
Kaia continuait à la maquiller, maniant avec dextérité pinceaux, crayons et bâtonnets. Olivia se sentait de plus en plus nerveuse, au point d’en avoir des brûlures d’estomac. Elle pria pour ne pas ressembler à un clown quand ce serait terminé.
— Cette Scarlet est donc possédée par un démon qui serait Ténèbres ? Ou Noirceur ? Si c’est le cas, elle a de la chance. Elle possède le pouvoir d’attaquer sans être vue.
— Elle n’a pas plus de chance que toi, fit remarquer Olivia. Ton démon, par exemple, n’est pas forcément une malédiction. Sans Misère, il n’y a pas de Joie. Il faut avoir connu le malheur pour apprécier le bonheur. On pourrait faire le même raisonnement pour chacun des démons qui habitent les Seigneurs de l’Ombre. Dans le cas de Scarlet, c’est pareil. Mais son démon n’est aucun de ceux que tu as cités. Elle est possédée par Cauchemar.
— Eh bien ! s’exclama Kaia. Et moi qui pensais que les habitants de ce château étaient des veinards. Cauchemar… Je suis admirative.
Admirative ? Quelle drôle d’idée !
— Scarlet est habitée par des ténèbres insondables, expliqua-t-elle. Je ne vois rien d’admirable à cela. D’autant plus qu’elle a enfermé dans ces ténèbres les terreurs des humains.
Olivia entendit Cameo remuer. Sans doute se penchait-elle pour mieux entendre.
— Comment sais-tu tout ça ? demanda-t-elle.
— Au cours des siècles, j’ai eu l’occasion de rencontrer un certain nombre de démons. Et en tant qu’ange dispensateur de joie et de lumière, j’ai vu de près comment ils s’y prenaient pour ruiner la vie des humains.
— Super ! intervint de nouveau Kaia. C’est très intéressant. Et comment t’y prenais-tu pour débarrasser les humains de ces démons ? Je suppose que tu leur fichais une bonne raclée et que tu leur faisais pisser le sang.
Olivia eut envie de rire.
— Je ne les combattais pas moi-même, expliqua-t-elle. Si ma présence ne suffisait pas à les faire fuir, j’appelais un ange guerrier, ou un ange vengeur à la rescousse.
— Mais tout ça ne nous dit pas pourquoi tu es si bien renseignée sur Scarlet, fit remarquer Cameo.
Olivia rougit.
— Je surveillais Aeron depuis un certain temps, et je savais qu’il recherchait les immortels possédés par les démons de Pandore. Je me suis donc renseignée sur leur compte, et notamment sur Scarlet. Il en existe bien d’autres. Certains errent de par le monde, mais la plupart restent terrés. Ils se cachent.
— Intéressant. Est-ce qu’ils…
— À mon tour de poser une question, coupa Kaia. Cette Scarlet, elle serait plutôt amie ou ennemie ? Du côté du bien, ou du côté du mal ?
Olivia prit le temps de réfléchir avant de répondre.
— Ça dépend de ta définition du bien et du mal. Elle a été élevée dans une prison, parmi des criminels. Ensuite, on lui a attribué un démon. Puis elle a été lâchée sur la Terre. Tout ce qu’elle fait, elle le fait pour survivre.
— Comme nous, murmura Cameo.
Olivia songea qu’elle ne pouvait pas en dire autant d’elle-même. Les choix qu’elle avait faits récemment lui avaient été uniquement dictés par ses besoins. Elle aurait dû se sentir coupable, mais… Non, elle n’y arrivait pas. En suivant le chemin de sa liberté, elle trouverait peut-être Aeron. Et cela justifiait tout à ses yeux.
Tu le trouveras. Pas de « peut-être », lui souffla cette toute nouvelle assurance qui ne laissait pas de la surprendre.
Kaia avait enfin achevé de la maquiller, et le ballet des pinceaux et des brosses cessa sur son visage. Admirant son œuvre, la harpie battit des mains avec un sifflement appréciateur.
— J’ai fait du beau travail. Je suis douée.
Olivia entrouvrit prudemment les paupières. En découvrant son image dans le miroir, elle poussa un cri étouffé. Elle s’était trouvée radieuse tout à l’heure, mais cette fois… Les ombres à paupières bleues magnifiaient le bleu de ses yeux. Le mascara noir allongeait ses cils en une courbe parfaite dont la pointe touchait presque ses sourcils. Le blush apposé sur ses joues lui donnait la mine rosée de quelqu’un qui sort du lit. Quant au rouge à lèvres, il lui faisait des lèvres pulpeuses qui semblaient appeler les baisers.
— Inutile de me proposer de devenir la marraine de votre premier enfant pour me remercier, déclara Kaia. Je n’accepte que le liquide. À présent, nous devrions aller en ville rejoindre Anya. Nous pourrions boire une bière et choisir un homme pour parfaire ta mauvaise éducation.
Subjuguée par sa propre image, Olivia suivit du bout de l’index le tracé noir qui donnait à son regard une sensualité presque inquiétante.
À présent, Aeron, tu ne pourras pas me résister.
C’était merveilleux d’avoir confiance en son pouvoir de séduction. Olivia se sentait transformée jusqu’au tréfonds de l’âme.
— Vous ne pouvez pas aller en ville, protesta Cameo. J’ai encore des questions à poser à Olivia.
Kaia leva les yeux au ciel.
— Tu n’auras qu’à les lui poser en ville, tes questions. Autour d’une bière. J’ai soif. Et si je me soûlais ici, sans Anya, cette garce serait capable de me couper la tête.
— Tu as vraiment réponse à tout, grommela Cameo.
— Je sais. N’est-ce pas formidable ?
— Tout dépend de quel point de vue on se place.
Elles continuèrent à se chamailler gentiment, mais Olivia n’écoutait plus. Elle pensait à Aeron. De nouveau, elle suivit du doigt la courbe de ses lèvres rouges. Non, il ne pourrait pas lui résister. Elle se demanda si ses lèvres à lui seraient douces. S’il mordait quand il embrassait. Elle allait enfin le goûter. Elle n’en doutait pas.
— Cccc’est elle ? siffla soudain une voix mauvaise. Cccc’est bien elle ?
Elle se leva d’un bond et fit volte-face, en titubant. Un petit démon se tenait au centre de la pièce et la fixait de ses yeux rouges et mauvais. Il avait sorti ses griffes, comme s’il s’apprêtait à attaquer. Il découvrait ses dents aiguës. Ses écailles se soulevaient comme des plumes qui se gonflent, et elles paraissaient aussi tranchantes que des tessons de verre.
Olivia eut l’affreuse impression que l’enfer venait la poursuivre jusque dans ce château.
Non ! Un cri d’horreur se forma dans sa gorge, mais elle ne parvint à émettre qu’un gémissement étouffé.
Du calme… Ne t’affole pas. Elle avait déjà aperçu cette créature en suivant Aeron. Il s’agissait de Legion. Tu n’as pas à avoir peur d’elle.
Elle se redressa et voulut ouvrir ses ailes pour s’équilibrer – puis elle se souvint qu’elle en était désormais privée. Elle déglutit péniblement.
— Bonjour, Legion, dit-elle d’un ton conciliant. Je suis Olivia. Je… je ne te veux aucun mal.
— Désolée. Moi, je te veux tu mal.
Cameo vint se placer en bouclier devant Olivia.
— Pas de ça, ordonna-t-elle. Ici, nous sommes tous amis.
— Je n’hésiterais pas à te tuer, si tu oses te mettre en travers de mon chemin, ricana Legion. Poussssse-toi. Cet ange est à moi.
Kaia vint en renfort près de Cameo. À elles deux, elles formaient maintenant un mur devant Olivia.
— Il faudrait que tu me tues aussi, dit-elle.
En dépit de la peur, le cœur d’Olivia se gonfla d’émotion. Ainsi, elles la protégeaient ? Elles la connaissaient à peine, mais elles la traitaient comme l’une des leurs.
— Alors ? insista Kaia. Tu as compris, petite démone ?
— J’ai bien compris, riposta Legion. Je te tuerai ausssssi.
Puis elle se volatilisa.
Olivia soupira, mais son soulagement fut de courte durée.
Legion réapparut, entre Kaia et Cameo. Avant qu’elles aient eu le temps de réagir, elle les avait déjà mordues au cou. Elles s’effondrèrent en même temps, en se tordant et en gémissant de douleur.
— Comment as-tu pu faire une chose pareille ? s’indigna Olivia. Elles sont tes amies. Elles voulaient seulement me protéger. Elles ne t’auraient pas fait de mal !
Les yeux rouges de Legion ne quittaient plus Olivia. Et plus ils la fixaient, plus ils luisaient de haine.
— Tu es bien naïve, répondit-elle.
Olivia se mit à trembler de tous ses membres – elle était maintenant seule et sans défense, à la merci du petit monstre –, mais elle tint bon.
— Aeron est pour moi, dit-elle.
Elle ne voulait pas renoncer à lui, quitte à en mourir.
La démone passa une langue pointue sur ses dents fourchues.
— Tu vas le payer cher, ange de malheur, cracha-t-elle.
Et elle bondit.